Une saison de grande voies - Ep. 1 : À Cormot et à cris

PROLOGUE : Ouvrir la voie
Septembre 2017

« L'été dernier, j'ai grimpé ma première grande voie. C'était vraiment dingue, glisse Mélo d'un air rêveur
- Ta première quoi ?
- Grande voie. C'est en falaise, tu grimpes plusieurs heures, voire toute une journée sur une même ligne. T'enchaînes plusieurs voies, tu peux grimper à plusieurs centaines de mètres de haut.
»

Des yeux gros comme des billes. Ahurissement du débutant que je suis. Un sourire béat mâtiné d'appréhension. Je n'avais jamais pensé que c'était possible.

Dompter les montagnes - Dentelles de Montmirail
Dompter les montagnes - Dentelles de Montmirail

« Mais... faut avoir un gros niveau, non ?
- Non, non. Y'en a pour tout le monde.
»
Jamais je ne m'étais dit que ça pouvait exister lorsqu'on ne s'appelait pas Gaston Rébuffat ou Walter Bonatti. Je n'avais même pas fini ma formation de base pour grimper sereinement sur la résine à une dizaine de mètres de haut. Je n'avais jamais mis les doigts sur du caillou sauf, peut-être, au bord d'un lac pour en faire des ricochets. Un nouvel horizon s'ouvrait devant moi. Ou plutôt un véritable univers peuplé de milliards de possibles.

Six petits mots qui se gravent dans le basalte de ma cervelle : « Il faut que je le fasse ». Une évidence.

Choisir sa voie - Dentelles de Montmirail
Choisir sa voie - Dentelles de Montmirail

La suite, ce sont 6 mois de rêveries sporadiques, entrecoupées de questions sincères, de questions simples, sinon bêtes : « Mais comment est-ce techniquement possible ? », « Et si t'en peux plus ? », « Y'a des cordes de 200m de long ? », ou encore, non moins importante : « Comment on fait pour pisser ? »
La suite, ce sont 6 mois à écouter les récits des lémuriens vétérans, assis autour d'une chope les jeudi soirs de pluie. Et plus que la bière, s'abreuver de leurs paroles. Essayer, dans ma tête, de mettre en image leurs anecdotes auxquelles je ne comprends pas tout.
La suite, enfin, ce sont 6 mois pour qu'une idée creuse son trou sinueux dans un cerveau où l'escalade n'était jusqu'alors qu'un très vague souvenir de collège.

Un après-midi de boulot, un mail arrive : « Formation grande voies ».

Ça y est ! C'est le signal.
Je m'inscris ; je passe les jours et les nuits qui me séparent de ce moment à compter les heures. Puis vient finalement la formation.
Accroché à quelques mètres de haut, sur une la troisième ligne du gymnase Paul Meurice, je galère. Au sol, ça n'avait pas l'air simple. Mais pendu à son baudrier par sa vache, c'est encore pire. On installe comment le relais, déjà ? Et le reverso, tu le mets dans quel sens ? Les formateurs patients nous apprennent la base de la base. Et, déjà, leurs sourires bienveillants qui nous guident.

« La suite, ce sera à Cormot, sur le caillou, le vrai. Pour celles et ceux qui seront là. »

EPISODE 1 : À Cormot et à cris
Mars 2018


Contemplations - Dentelles de Montmirail

« Recule-toi de la paroi ! Tu seras mieux ! » me crie Antoine d'en bas. Facile à dire !
De froides rafales me giflent la peau mais je ne ressens pas leurs morsures. Sans doute grâce aux cinq couches de vêtements et au bonnet que j'ai sous mon casque. Ou bien c'est grâce à la peur. Sur le moment, je n'ai pas trop le temps de me poser la question.
Je suis dans un dièdre. Mon tout premier. Sous mes doigts hésitants, la pierre me rassure, elle accroche bien. Elle aussi me susurre que tout va bien se passer. J'essaie de lui faire confiance mais tout au fond il y a cette belle faille, accueillante et chaleureuse. J'aurais bien envie de m'y engouffrer tout entier, me réfugier à l'intérieur, mais non : on me crie de m'en éloigner. À contrecœur, je mets une main sur la paroi de droite, une sur la paroi de gauche. Et je recule, le dos tourné vers l'horizon. Entre mes jambes, une dizaine de mètres de vide (une centaine de mètres ? - tout me paraît si loin). De mon côté, j'essaie aussi de faire le vide. Pas évident.

Pourtant, je suis en second. Je n'ai rien à craindre. Victor est déjà en haut. Comment a-t-il fait pour grimper ça en tête ?


Le dièdre du doute - Cormot

J'arrive en vue du relais, finalement. Dani est là, tout engoncé dans ses vêtements. De son visage n'apparaissent que ses yeux : son casque et son bonnet jusqu'aux sourcils, le manteau relevé jusqu'à son nez. C'est vrai que le vent est encore plus froid, là-haut. En silence, il veille avec bienveillance à ce qu'on ne fasse pas de bêtises. Avec Victor, on échange tous les trois un sourire. Mon tout premier compagnon de cordée est suspendu par sa vache, le derrière dans le vide, et je le rejoins bientôt. Rangées de chaque côté de ses jambes, nos cordes flottent au gré des rafales de vent. Sous nos postérieurs, une trentaine de mètres de vide. Il faut apprendre à faire confiance à sa vache. Ou à ne pas trop regarder en bas.
Dani me rassure en silence. La paroi est lisse, on voit les autres lémuriens en bas ; ils sont tout petits. Victor tremble de froid, il ne faut pas trop trainer. Pas trop le temps d'apprécier, au loin, les vertes collines bourguignonnes. On love les cordes comme on nous l'a appris, on les attache ensemble et on crie « Coooooooooorde » avant de les lancer l’une après l’autre. Elles se déploient comme un long lasso, une série de douces vagues avant de se tendre et de s'arrêter brusquement. Une des deux s'est coincée dans un arbre. On installe le reverso et le nœud autobloquant (Est-ce un prussik, un français ou un machard ? Souvenirs d'un long débat). 3 boucles ? 4 boucles ? Allez, va pour quatre.
On regarde Dani : « C'est bon ? » Il valide d'un hochement de tête et d'un sourire.

Victor s'élance, puis disparaît de ma vue. Après quelques minutes, les cordes se détendent. Un cri glisse le long de la paroi pour m'annoncer que c'est à mon tour.


À l’assaut des Dentelles de Montmirail

Arrivés en bas, nous n'avons qu'une envie : mettre en pratique ce qu'on vient d'apprendre. Nous repartons directement en quête d'une autre grande voie.
Celle que nous trouvons est tellement petite qu'on pourrait la faire en couenne. Mais qu'importe.
Victor part dans la première longueur. Je le rejoins au relais et c'est à mon tour de grimper en tête. Arrivé en haut, j'installe à mon tour le dispositif et je vérifie mille fois mon installation. Tout a l'air correct. Je l'invite à me rejoindre.
Seule ma tête dépasse du sommet de la falaise. Au loin, j'entends parler : des promeneurs qui profitent de la vue. Eux sont montés à pied par un petit chemin. Une petite fille arrive en courant devant moi : caché parmi les roches, elle ne m'aperçoit pas tout de suite. Elle a l'air ravie d'avoir pris de l'avance sur les adultes qui l'accompagnent. Elle soupire de satisfaction et tourne la tête vers le paysage, vers mon visage qui dépasse de la falaise. Tout à coup, elle me voit. Je lui fais coucou. Mi-surprise, mi-apeurée, elle repart en courant vers les adultes.

Victor arrive peu de temps après. Sérieux comme des enfants qui jouent à imiter les adultes, nous nous questionnons des dizaines de fois et nous doutons de notre installation pour le rappel. Sommes nous certains que c'est bon ?
Pour en être sûrs et certains, après tout... il faut tester. Arrivés en bas, les rêves de grandes voies montagnardes prennent forment dans nos têtes et dans nos bouches. Nous sourions.

Le soir, dans notre gîte coincé entre un joli ruisseau et une haute falaise, à deux pas d'un lieu nommé le « Bout du monde », l'ivresse de la bière chasse l'ivresse des hauteurs. Chacun se raconte ses petites victoires de la journée, prépare dans une ambiance de joyeux bordel le repas du soir. Est-ce l'euphorie de la journée ou simplement le fait d'être bien, ensemble, qui dégage une impression de simplicité et de bien être collectif ? Des sourires semblent flotter sur toutes les lèvres. Certains rejoignent le dortoir en toute discrétion, relativement tôt, tandis que d'autres veillent jusqu'à plus soif au bord de la cheminée.